Déjà six ans. Et pourtant, c'était hier. Le temps a filé avec ses petits bonheurs, ses grandes joies et ses gros chagrins. Je nous revois au comité populaire pour la remise officielle de notre fils. Nous n'en menions pas large, le sourire était bien crispé et Fabien tenait la caméra comme un bon petit reporter parti en quête d'images uniques. Je réentends sa voix s'exclamer : "Il est là!" Et moi, comme une cruche, à l'ouest comme d'habitude, je lui avais répondu : "Où ça? Où ça?" Comment ça, je n'avais pas aperçu mon fils? A vrai dire, j'étais trop occupée à compter mes pas, à regarder mes pieds prêts à s'emmêler, à garder mon self-control. Puis nous avons tourné à droite. Une autre allée. Au bout, un petit garçon de presque deux ans. Toute une vie. Je me souviens de la douceur de sa peau... J'essayais de l'approcher mais il était tellement apeuré. J'ai du lui dire combien il était beau. Combien j'étais heureuse de le voir. J'ai dû sortir les jouets à la hâte pour l'amadouer. Je ne sais plus trop ce que j'ai fait à ce moment-là. Lui, en tout cas, il a pleuré en nous voyant. Nous n'avions pas une sale tête pourtant... Quoique! Non, il avait compris. Il SAVAIT. Une photo de l'un dans une main, une photo de l'autre dans l'autre main. Il savait et il avait peur. De là se sont écoulées de longues heures pendant lesquelles nous n'avons pas eu le droit de l'approcher, ou si peu, du bout de la pulpe des doigts.
Je ne vous dirais pas que ce jour-là fût le plus beau de notre vie. Ce n'est pas vrai. Nous nous mentirions, nous lui mentirions. Non. Pour lui, ce fut sans doute le pire jour de sa vie. Pas comme celui de l'autre jour où il m'a dit que "'tout' façon, c'est toujours pareil, j'peux JAMAIS regarder la téléééééééé!" On l'a arraché. Il est parti en hurlant. Il a quitté son univers dans la douleur. A 21 mois, c'était toute sa vie qu'il laissait derrière, tout un confort (sommaire certes mais pour lui, ça ne comptait pas) et tout son petit monde : les nounous, les enfants, les quatre murs rassurants de la maison des bébés. Pour lui, ça a été un déchirement. A 21 mois, on n'a pas voix au chapitre. Je me souviens du médecin de l'orphelinat qui lui avait lancé, au moment de son départ : "You are a lucky boy." Lucky boy? Lucky boy qu'on fourre dans les bras d'une inconnue à qui on interdisait d'approcher jusque-là? Lucky boy, mon oeil!
De ses premières heures avec nous, je me souviens de cet état de choc. Il y a peu de temps, nous en discutions encore, Fabien et moi : quelle violence pour lui! Si on se met à sa place de bébé, c'est juste atroce. Arrivés à l'hôtel, notre fils s'était mis debout, face au mur, totalement hébété, en état de choc. Il venait de se recevoir un 36 tonnes en pleine face et à 21 mois, il en faut de la force pour s'en relever. Nous, nous venions de traverser la planète et d'affronter un tsunami. Un truc qui a tout balayé sur son passage. Franchement, nous n'avions pas le coeur à rire. A 21 mois, être en état de choc, ça n'existe pas. Et nous, adultes, on n'a pas le droit d'infliger ça à un enfant. Il faut bien le dire : nous nous sentions terriblement coupables. Notre rencontre ne s'est pas exactement déroulée comme nous l'espérions. Mais ce n'est ni notre faute, encore moins la sienne. En tout cas, ce n'était pas Baby Boom où on voit les parents pleurer de joie en découvrant leur enfant, entre les hormones, le soulagement de la délivrance et la fierté. Pas du tout! Non, pour nous, ça a eu l'effet d'une grosse vague précédant le typhon qui était de toute façon annoncé pour le lendemain. Puis il y a eu l'épreuve du body. Il avait peur. Peur qu'on lui fasse mal? Peur de nous, c'est certain. Imaginez deux blancs qui vous regardent tout le temps et veulent vous traiter pour la gale et vous enfiler un vêtement bizarre.
Mais ce soir-là, après toutes ces émotions, il y a eu un truc magique. LE petit truc qui a sauvé sa vie et la nôtre : la musique. J'ignore qui de moi ou Fabien a eu l'idée de mettre des comptines sur l'ordinateur. Idée de génie! Plusieurs heures après notre rencontre, il souriait, il se dandinait même, il tapait des mains, il VIVAIT! Nous pouvions rire, enfin, soulagés. Ce soir-là, le 14 octobre 2013 dans une chambre d'hôtel à Hanoï, à 9510 kilomètres de Villeneuve-sur-Lot, nous avons même joué au ballon. La seule fois avant longtemps où il a tapé dans un ballon.
Ce soir-là, nous avons essayé de le faire manger. Il ne voulait pas de ces trucs mixés aux couleurs flashy. On n'en a pas fait un fromage. Nous non plus nous n'avions pas très faim. Le lendemain, aucun de nous trois ne mangera non plus. Le souffle était coupé et la faim s'était envolée. En attendant, j'avais un fils dans mes bras, un battant qui était bien décidé à nous donner une leçon. De vie.
Il s'appelle Minh Hieu, pour toujours. Minh qui veut dire brillant, intelligent et Hieu qui signifie la piété envers ses parents. Nous avons décidé de le prénommer Marius, ce prénom chantant aux couleurs ensoleillés. Notre vie n'est pas toute rose, toute lisse, toute facile. Avoir un enfant, c'est formidable. L'avoir, lui spécialement, c'est une chance. L'avoir lui, c'est aussi un sport de haute voltige. Et bien souvent, nous nous sentons démunis. Avoir un enfant avec des séquelles n'est pas de tout repos, il faut bien le reconnaître. Mais tous les jours, je croise son regard, j'observe la perfection de ses traits, la couleur unique de ses cheveux et je me dis : "Quelle chance! Mais quelle chance!" Nous avons vécu quelque chose d'extra ordinaire. Nous avons réussi je crois, sans doute pas totalement. Réussi à devenir parents et à lui apprendre à être un enfant. Nous lui avons appris à jouer, à ne pas s'inquiéter de la quantité présente dans le frigo et les placards, à faire de bulles, à s'aimer aussi. Il a réussi à nous changer et à nous apprendre la vie. Je suis fière de lui, de ce qu'il est, de ce qu'il devient petit à petit. Tellement fière de ce garçon-là qui chante le matin au réveil et s'endort au milieu d'une chanson, qui chante dans la cour de récréation, au centre aéré, au supermarché, dans la rue, partout, partout, partout et tout le temps. C'est vrai, parfois, nous sommes soûls de l'entendre! Mais nous n'échangerions notre place pour rien au monde.
Joyeux anniversaire de famille mon chou d'amour! Et que la musique vive toujours en toi mon coeur!